Un Paradis – Sheng Keyi

Un Paradis, de Sheng Keyi est exceptionnel pour moi pour une raison un peu particulière : c’est la première fois depuis très longtemps que j’ai lu un livre qui ne m’appartenait pas et que je n’ai donc pas pu intégrer à ma bibliothèque perso après lecture. Celui-là, on me l’a fortement conseillé, et également prêté (et donc je l’ai lu !), et je vais devoir résister à la tentation de me l’acheter tellement je l’ai aimé. ^^

L’histoire de ce roman se déroule dans les années 2010, peu de temps avant l’abolition de la politique de l’enfant unique en 2015, dans une clinique illégale de mères porteuses. Les femmes dans ce centre doivent faire naître des enfants pour des couples riches qui n’ont plus le droit d’en faire, ( c’est-à-dire qui en ont déjà eu un) ou ne peuvent pas en avoir. Le « Paradis » dans le titre, fait référence à ce centre, considéré par son directeur comme étant un paradis pour ses pensionnaires qui, elles, le plus souvent, le considèrent comme un enfer. Elles sont nourries, logées, habillées et payées, mais ces pensionnaires sont le plus souvent des femmes qui n’ont pas eu vraiment le choix, et les conditions de vies tiennent plus de la prison que de l’hôtel grand luxe, avec des règles strictes, des uniformes etc…

Du coup, probablement comme de nombreux lecteurs, je m’attendais à une lecture angoissante dans un décors glauque. Mais on suit tout le récit par les yeux de la résidente N°168, nommée Pêche par les autre femmes du centre, et celle-ci est considérée comme simple d’esprit par le personnel et les autres femmes. Elle est au moins muette, ça c’est certain, ce qui lui permet d’être le témoin de certaines scènes sans que les autres personnages du romans ne se cachent d’elle de peur qu’elle répète quoi que ce soit (Et c’est bien pratique quand même, d’avoir ces infos là. ^^). Le corps du texte garde donc un coté naïf et contemplatif, on assiste aux scènes de la même manière que Pêche : toujours témoin neutre. En plus d’une certaine légèreté dans la rudesse des propos initiaux, la vision par les yeux de Pêche donne selon moi un style très attachant et fluide qui m’a beaucoup plu.

Peut-être que depuis le début, vous vous posez la question : pourquoi le personnage s’appelle Pêche ? Ou peut-être que comme moi, vous n’en avez à la base pas trop grand chose à faire. ^^ Je vous avoue que je ne me suis pas posé de questions à ce sujet, jusqu’à ce que je me souvienne que de nombreux fruits en Chine portaient une signification, donc j’ai fait 2-3 recherches. ^^ La pêche en Chine, est le symbole de la longévité, voire de l’immortalité. Et comme chaque pensionnaire porte un surnom de fruit, je me suis un peu pris au jeu et recherché également s’il y avait des sens cachés dans les surnoms des personnages : je savais déjà que la grenade est le symbole de la fertilité et de la fécondité, surnom assez amusant pour une mère porteuse, non ? ^^ Bon, tous les surnoms des mères porteuses ne collent pas aussi bien, mais on peut remarquer quelques anecdotes amusantes : la première femme à être nommée du roman, celle qui annonce que le personnage de Pêche va recevoir un nom de fruit est Pomme, fruit qui symbolise la sagesse, et la paix. Une autre, qui est là de son plein gré, afin de se faire de l’argent se surnomme Ananas, fruit symbolisant la richesse, la fortune. J’en ai trouvé d’autres, mais qui ne collent pas forcément.

Mais au delà des fruits, il y a autre chose avec lesquels la langue chinoise joue : ce sont les nombres. On peut en trouver quelques uns qui ont un sens dans le roman comme celui de Pêche : 168, qui signifie « faire fortune en chemin » et qui est utilisé dans le texte, mais j’en ai trouvé un autre : la femme portant le numéro 88 s’enfuit à un moment, or 88 en chinois se dit bābā, et est par exemple utilisé en fin de SMS pour signifier « bye-bye » : « au revoir », sympa non ? ^^

Mis à part tous ces jeux sur les nombres et les fruits, le style m’a fait penser à la littérature impressionniste, qui se concentre sur la contemplation de la nature et les sentiments intérieurs du narrateur. L’auteur s’attarde à nous transmettre les sensations de Pêche, ce qui aide à produire le style qui a pu gêner certains lecteurs : les souvenirs de Pêche sont intercalés dans la narration, d’une ligne à l’autre, une chose anodine pouvant lui rappeler un souvenir d’enfance. Ce roman est également pourvu d’un certain nombre d’onomatopées, descriptions directes des bruits entendus par Pêche. Pour moi ce récit est vraiment doté d’une écriture impressionniste, que j’ai beaucoup appréciée.

Ce roman est très bon, mais aussi très bien traduit : Brigitte Duzan, la traductrice de Un Paradis ainsi que de nombreux autres romans chinois publiés chez Picquier, transmet à merveille le sens du roman et le style de l’auteur, et pour une fois, je ne vais absolument pas râler à propos des noms propres traduits : les choix sont non seulement logiques, (on garde la VO pour les noms des gens, mais on traduit leurs surnoms) mais en plus, les choix faits sont expliqués dans une courte préface, où chacun des noms et surnoms des personnages sont expliqués en Français, en Chinois et en pinyin. Et j’apprécie énormément le geste. ^^

Probablement un de mes plus gros coups de cœurs de l’année pour le moment, je conseille fortement. Le style de l’auteur est très bien transmis pas la traduction, et le roman parle d’un sujet grave, mais avec une légèreté apparente, qui rend la lecture plus facile à vivre. Je suis vraiment content d’avoir pu découvrir Sheng Keyi avec ce récit.